Lorsque les premiers moines et les premiers anachorètes s’installent au IVe siècle dans les déserts d’Égypte, le christianisme est une religion tolérée par le pouvoir romain. Les persécutions ont cessé, les conversions se multiplient et le fameux édit de Milan, proclamé quelques années plus tôt par l’empereur Constantin, permet aux chrétiens de célébrer librement leur culte.
Telle qu’il fut prêché par les Apôtres, le christianisme, en effet, n’avait nullement pour but de conquérir le monde temporel mais de prêcher l’avènement prochain du Royaume des Cieux et la fin de l’Histoire. Comme toutes les grandes religions, c’est d’abord en modifiant profondément le rapport à l’espace et au temps que le christianisme s’est imposé à ses premiers fidèles.
Pour les gentils, autrement dit les païens, vivant dans un temps cyclique où les cérémonies religieuses, les fêtes, les sacrifices recommençaient inlassablement les mêmes événements primordiaux, au sein d’un univers qui se répète, donc "éternel", le christianisme apportait la brusque, l’angoissante révélation d’un Temps qui progresse, évolue, se consume, d’un univers en devenir, et donc susceptible de "finir un jour".
L’un des thèmes que l’on retrouve fréquemment dans la bouche des premiers chrétiens n’est-il pas l’évidence et l’imminence de la fin du monde ?
On imagine mal la résonance que de telles idées pouvaient avoir sur les foules de l’époque, qu’il s’agisse des Juifs, dont la sensibilité avait été amplement préparée à cet événement depuis des générations par les prophètes bibliques et les auteurs d’Apocalypse, ou des gentils, qui y découvraient brusquement la vision insoupçonnée d’un univers soumis au Temps.
Résonance d’autant plus grande qu’il ne s’agit pas d’un univers d’un simple avertissement mais de l’annonce de fin "imminente" du monde. Comment vivre, alors, dans cette crainte perpétuelle de l’anéantissement de toute chose ? Comment ne pas guetter, jour et nuit, les signes précurseurs de l’Apocalypse et surtout, puisqu’on s’attend, d’un moment à l’autre, à la fin du monde, ne pas délaisser tous les soucis, les affaires, les valeurs de ce monde ?
Un refus radical du monde
Ce climat eschatologique et exalté ne fera que s’amplifier entre le IIIe et le Ve siècle et il est très certainement à l’origine de bien des comportements excessifs tels que la vocation au martyre, l’obsession de la virginité et de l’ascèse, la fuite dans les déserts.
Tous ces comportements ont entre eux pour trait essentiel d’être d’abord un "refus radical du monde", refus que l’on comprend aisément si ce monde est destiné à disparaître d’un jour à l’autre. Qu’à telle époque l’accent soit mis sur le martyr et à telle autre sur l’ascète ou l’anachorète, peu importe !
Car toute ces attitudes relèvent d’une même et totale désaffection à l’égard du monde d’ici-bas, conséquence des bouleversements, des traumatismes opérés dans les esprits par la peur, l’angoisse, l’exaltation de la fin des Temps.
Le plus étrange est que ce souci d’ascèse et de virginité, né pour des motifs précis, subsistera chez certains, même lorsque ces motifs auront disparu, c’est-à-dire lorsqu’on cessera de croire à la fin imminente du monde avec la christianisation de l’Empire romain.
À l’origine : le monachisme égyptien
Pour l’Orient ancien, les textes qui relatent la vie des premiers moines sont pour la plupart des textes grecs : la "Vie d’Antoine" par l’évêque d’Alexandrie, Athanase, "l’histoire lausiaque" de Pallade de Galatie, "l’histoire des moines d’Égypte" de Rufin d’Aquilée. Les deux autres textes les plus importants : "la Vie de Paul de Thèbes" de Jérôme de Stridon, et les "Entretiens avec les moines d’Égypte" de Jean Cassien ont été écrits en latin.
Mais écrire en grec signifie aussi penser en grec. Tous les textes en question, rédigés à l’intention d’un public averti parlant le grec et le latin, ont naturellement transposé dans leur propre langue les paroles, la mentalité particulière des hommes des déserts d’Égypte.
Or, ces hommes n’étaient ni Grecs ni des Latins de culture mais des Égyptiens : Antoine le Grand, Pacôme le Grand, Macaire l’Ancien, Chenouté, tous ces noms du christianisme oriental étaient des Égyptiens qui ne parlaient ni le grec ni le latin mais le copte, forme domestique de la langue égyptienne traditionnelle.
Le biographe d’Antoine nous donne un petit détail concernant l’éducation de jeune Antoine qui a suscité beaucoup des discussions : "Grandissant et prenant de l’âge, il ne voulut pas apprendre les Lettres, pour éviter la compagnie des autres garçons".
Que le jeune Antoine n’ait donc pas fréquenté l’école, c’est un détail qui n’atteste peut-être pas tant chez lui une sagesse toute surnaturelle que le caractère tout chrétien de sa formation et la liaison, chez lui, primitive entre cette intégrité du christianisme et l’anachorèse, au sens étymologique.
Les lettres d’Antoine le Grand représentent également l’une des sources les plus importantes du monachisme égyptien puisqu’elles ont été rédigées en copte. Au temps de Jérôme de Stridon, ces lettres étaient déjà traduites en grec, langue dans laquelle Jérôme a pu les lire. Notons que le vocabulaire et la spiritualité de ces lettres remontent sans doute au IVe siècle.
Les documents concernant l’histoire de la congrégation pacômienne revêtent aussi une importance capitale pour retracer l’histoire des débuts du monachisme. Ces documents se présentent sous plusieurs idiomes : copte, grec, latin, syriaque et arabe.
Or, Pacôme et les moines de la première génération, à part quelques rares exceptions, ne connaissaient que la langue copte et ignoraient le grec ; il semble donc assez naturel de présumer que le dossier copte est celui qui nous fournit le plus de chances de nous permettre d’atteindre directement la tradition primitive, et l’étude de l’ensemble du dossier démontre que pareille présomption est absolument fondée.
Le monachisme "extrême" de Chénouti
Pour le monachisme oriental, Chénouti est une des figures les plus étranges et les plus captivantes. Sa biographie, écrite par l’un de ses disciples, permet, mieux encore que celle d’Antoine ou de Pacôme, de suivre de près l’incroyable aventure que fut le monachisme copte : une aventure dont la vie et l’œuvre de Chénouti marquent précisément le sommet et les limites.
Né en Haute-Égypte, dans le village de Schenalolet (aujourd’hui Geziret Shandanil), au nord d’Akhmin, en 348, ses parents sont pauvres et, très tôt, on l’envoie aux champs garder les bêtes. À l’âge de 8 ans, Chénouti choisit d’être meneur d’hommes. Le soir, une fois que les bêtes sont rentrées, il repart seul vers le champ, au lieu de revenir à la maison, et y passe de longues heures à prier.
Alors ses parents décident de laisser leur fils devenir moine. À l’âge de quatorze ans, on le mène donc chez un oncle, l’Anba B’goul, qui dirige un monastère pas très loin du village, sur la montagne d’Athribis. Le moine reçoit donc son neveu, impatient de pratiquer l’ascèse. Ascèse insensée, fanatique, pour arriver tout de suite au but, en brûlant les étapes habituelles, Chénouti représente l’exemple type du moine égyptien de la fin de l’Antiquité, cruel et dynamique.
Très inspiré des Règles de Pacôme le Grand, Chénouti y ajouta quelques principes personnels tels que l’emploi systématique de la violence pour convertir les paysans égyptiens, encore païens. Dans ses monastères, toute ascèse et même toute prière individuelles étaient interdites. Les prières se faisaient collectivement, tous les moines couchés sur le sol. Ceux-ci pratiquaient les jeûnes ensemble et portaient les mêmes vêtements noirs. Ainsi Chénouti avait eu l’intuition que l’obtention d’une psyché collective exige d’abord la formation d’un corps collectif. On ne peut expliquer autrement le soin qu’il mit, toute sa vie, à façonner le corps et l’âme de ses moines en leur imposant simultanément des exercices physiques et spirituels destinés à les unifier.
Dès l’origine, le moine est donc un chrétien qui renonce au genre de vie du commun des humains, pour en adopter un autre « plus parfait ». Il est un étranger dans le pays qu’il habite, un pérégrin, une sorte d’exilé, dont la véritable patrie est ailleurs, la patrie céleste.
Mohamed Arbi Nsiri, Doctorant en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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